Parler des bouleversements (partie 1) Des discours
Dire de nos sociétés qu’elles subissent des changements, qu’elles traversent des zones de fortes turbulence ou de profonds bouleversements est aujourd’hui une évidence.
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7/10/20249 min read


Dire de nos sociétés qu’elles subissent des changements, qu’elles traversent des zones de fortes turbulence ou de profonds bouleversements est aujourd’hui une évidence. Nous sommes chaque jour témoins (ou acteurs) de crises, d’incertitudes et autres défis liés à un contexte économique, social, sanitaire, environnemental, politique complexe et en mouvement. Ces crises multiples, interconnectées, souvent abstraites en apparence, ont un impact, souvent dramatique, autant sur les populations et leur qualité de vie, que sur l'environnement naturel et, plus largement, la stabilité du monde.
Afin d’explorer ces changements et de voir ce qu’ils révèlent, je vais m’appuyer sur trois types de discours: celui de personnes s’exprimant sur les réseaux sociaux sur les questions de société, celui de personnes interrogées sur le changement dans nos sociétés et les échanges auxquels je participe ou que j’entends.
Il peut, dans tous ces propos être question de crise, d’inflation, d’augmentation du coût de la vie, de bouleversement, de déclin. On entend aussi dire qu’on « va dans le mur ». A d’autres moments, les mots viennent de ceux qui se sont fait licencier, ceux dont la maison a été emportée, ceux qui ne s’en sortent pas, même avec deux ou trois salaires… Bref, lorsque toutes ces personnes sont amenées à s’exprimer sur leur quotidien, elles font surtout part de leurs inquiétudes, leur mécontentement… Cependant, leur discours n’est pas seulement sombre. Il est aussi porteur d’idées, de visions différentes et d’un regard positif sur le futur.
Trois types de discours
Les réseaux sociaux, comme Tiktok et une plateforme comme Youtube sont intéressants ici parce qu’ils permettent une expression des points de vue, sur ces questions de société. En tant que tels, ils offrent la possibilité d’observer les mouvements du monde. Cette parole partage des expériences, des informations, des ressentis, des impressions… Elle révèle aussi des dysfonctionnements, des arnaques, de promouvoir la justice. Elle est aussi une manière de trouver des personnes qui ont vécu des situations similaires et qui pourraient donner un avis, un conseil. Elle s’adresse souvent à une communauté. C’est ainsi que l’on a sur Tiktok des retours de courses où des personnes témoignent de leur surprise ou leur incompréhension à la sortie du supermarché. «Les gars, je reviens du supermarché, et vous voyez le contenu de mon chariot? Eh bien j’en ai eu pour 80 euros!» On entend aussi des témoignages de désespoir après des catastrophes naturelles, des faillites…
Les entretiens, eux, reposent sur une question posée à différentes personnes, sans condition particulière, sur leur perception du changement dans nos sociétés et sur ce qui retient leur attention. Je leur demande généralement si elles ont observé des changements dans le quotidien. Si oui, elles donnent leur point de vue et partagent leur expérience. Parfois, certaines considèrent qu’il n’y a rien d’exceptionnel aujourd’hui, que « le monde n’a jamais fait autre chose que de changer ». Néanmoins, elles ont la possibilité d’exprimer d’une part leur idée du changement et d’autre part, leurs expériences, opinions ou ressentis. Ainsi divers aspects du quotidien ressortent, et l’on y perçoit ce qu’elles observent pour elles ou pour leur entourage. L’intérêt de ces entretiens réside dans le fait qu’ils permettent à chacun de partager son expérience en lien avec ces changements, de faire part de ces interrogations, de ses idées.
Quant aux conversations ordinaires, ce sont celles qui se déroulent à table, en famille, entre amis ou dans la rue. Elles sont parfois le fruit du plaisir d’être ensemble, de l’envie de refaire le monde autour d’un verre, d’un bon repas. Elles peuvent prendre la forme de vrais débats. Bien que l’on y partage aussi ses ressentis, ses expériences et ses idées, elles se déroulent plus spontanément que les premières et les personnes s’expriment sans crainte de ce que l’on pourrait penser d’elles ou de leurs positions. Ils parlent, eux aussi, de l’augmentation du coût de la vie, des questions climatiques, sanitaires ou sociales, mais aussi de ces conflits qui semblent se dérouler très loin de chez eux... Ils évoquent bien souvent des situations qui, selon eux, ne cessent de dégénérer.
Dans tous ces propos, qui ne sont généralement pas des regards de spécialistes et où chacun parle de choses qui touchent à son quotidien, sa santé, son emploi, ses proches, son porte-monnaie... C’est une lecture du monde que l’on entend et les mots de ces personnes constituent une partie du discours ambiant. Elles expriment des points de vue souvent passionnés, très pragmatiques et qui rendent compte de la complexité de la situation. Elles portent une conscience des interactions et interdépendances, sur la manière dont, par exemple, les questions climatiques et environnementales sont liées à l’économie.
Une multitude d’aspects abordés
Des questions telles que la sécurité internationale, la migration, la lutte contre la pauvreté, le prix des carburants ou la réforme des retraites sont récurrentes. Les défis climatiques, leurs incidences sociales importantes, l’augmentation des problèmes climatiques sont aussi des sources de préoccupation. En bref, ce sont tous les sujets qui font l’actualité qui reviennent, directement ou non, dans ces discours. Toutefois, je ne retiens ici que quelques thèmes génériques comme l’économie, la politique, l’environnement… même si l’on doit garder a l’esprit qu’ils sont interconnectés.
Le regard sur l’activité économique et financière, par exemple, s’exprime au travers des préoccupations liées à l’augmentation du coût de la vie. Lorsque des personnes expliquent qu’elles ne trouvent pas un emploi, qu’elles ne s’en sortent pas… qu’elles sont amenées à parler de la vie politique et a chercher des explications à leur situation et c’est à cette occasion qu’elles introduisent la notion d’injustice. Elles indiquent que la « conjoncture actuelle » est difficile et « c’est pour ça qu’on en est là ! » Elles en viennent aussi à parler de consommation, de tout ce auquel elles aspirent, mais qui leur est inaccessible.
En fait, ce qui est dit sur l’économie et la finance met en évidence les dynamiques financières, la perception des interdépendances, ainsi que plus globalement des questions liées au capitalisme et à la consommation. On perçoit cette dernière, dans leur discours, en effet, notamment dans le fait de rappeler combien les sociétés modernes valorisent la possession de biens matériels et de dénoncer le fait que cette culture du matérialisme incite les individus à travailler davantage pour pouvoir acheter les derniers produits technologiques, voitures de luxe, et autres symboles de statut. C’est aussi en dénonçant la compétition, la performance individuelle ou l’environnement où le succès est souvent mesuré par la richesse, la carrière et le statut social que ces personnes abordent les questions liées à la consommation.
Les réalités politiques, elles aussi, sont observées à travers ces discours. Ceux-ci portent autant sur les questions locales qu’internationales et traduisent une forte conscience de l’impact de ce qui se joue à l’autre bout du monde sur leur quotidien. On peut y percevoir des interrogations sur la multiplication des acteurs, des enjeux et des interactions à l'échelle mondiale, la montée du populisme, les conflits géopolitiques ou encore l'émergence de nouvelles puissances, et la fragmentation de la gouvernance mondiale. En fait, ce qui ressort de leur discours, c’est une lecture de la complexification la politique mondiale. Cependant quelques thèmes tels que la montée des extrêmes, le manque de connexion des des politiques avec les réalités, la remise en question du fonctionnement de la démocratie sont plus fréquemment présents. Sur cette question les propos viennent généralement mettre en exergue leur insatisfaction quant à l’aptitude et la volonté des politiques à proposer des solutions, à prendre les bonnes décisions pour améliorer la qualité de vie de chacun.
Sur les questions environnementales, climatiques et météorologiques, ce qui ressort avec le plus d’acuité, c’est d’une part, la conscience du changement climatique menace nos villes et habitations et celle pour les zones côtières, disparition d’espèces végétales et animales sur toute la planète et d’autre part, l’incompréhension face à ce que l’on exige d’eux en termes de respect de l’environnement et ce qui est réellement fait par ailleurs, le décalage entre que l’on prétend faire apporter comme solution et ce qui est fait. Il en est question notamment au sujet de la protection des forêts, de la restauration des mangroves, la reforestation, la pollution… Ces personnes évoquent ceux qui s’engagent en faveur du climat ou ceux qui parviennent à changer leurs habitudes . Ils peuvent aussi s’intéresser aux manières de se protéger des vagues de chaleur par exemple, à l’adaptation des manières de vivre. Dans tous les cas, les questionnements portent sur la recherche de solutions.
Pour ce qui est des avancées technologiques, chacun aime à rappeler la manière dont l'ère numérique a radicalement changé notre façon de vivre, de travailler et de communiquer. Cependant, même les mises en exergue des avancées en la matière, sont courantes, on entend exprimer la crainte que les réseaux sociaux créent une illusion de connexion tout en favorisant une culture de la comparaison et de la déconnexion entre les individus. En clair, si elles reconnaissent les avantages, elles tiennent toujours à en dire les limites ou plutôt à faire part de leur inquiétude. Le plus souvent, l’accent est mis sur l’influence des médias et des réseaux sociaux. Surgissent alors toutes les craintes, puisque le regard sur la technologie s’accompagne toujours de formes d’inquiétude liées au stress et à l’anxiété générés par l'hyperconnexion. De plus, ces discours rappellent les effets négatifs des nouvelles technologies sur la santé mentale. Elles rappellent comment ces nouveaux outils divulguent une grande quantité de données personnelles et évoquent les fraudes en ligne et les violations de données qui sont des menaces croissantes.
Toutefois, qu’elles évoquent la technologie ou l’économie ou la politique, ces personnes en viennent toujours à deux effets des changements. Le premier concerne les interactions sociales et dans leur lecture de la situation sociale, elles évoquent un contexte d’une grande complexité et dans lequel se posent les mêmes questions de justice sociale, d'éducation, de santé, d'immigration, de misère sociale... La prévention des inégalités, l’exclusion ou le vieillissement de la population, peuvent aussi faire partie de leurs préoccupations. Elles considèrent, en outre, qu’il s’agit d’un contexte social de plus en plus diversifié, avec des distinctions de genre, de religion et de culture de plus en plus marquées.
Bien évidemment, pour elles aussi, il est difficile d’échapper à l’idée de la dégradation des liens sociaux. Elles montrent par exemple comment les exigences de la vie moderne peuvent affecter négativement les relations interpersonnelles et que le manque de temps et d'énergie pour entretenir des relations significatives peut mener à une diminution de la qualité des interactions sociales.
Ce qui est dit des individus, quant à eux, rappelle combien la valorisation du succès personnel incite les individus à se concentrer sur leurs propres objectifs et ambitions, parfois au détriment de la solidarité et de la coopération communautaire. Au cours des entretiens, notamment, des personnes insistent sur l’évolution qu’elles perçoivent dans la structure familiale. Elles évoquent, par exemple, l’augmentation des foyers monoparentaux, des divorces et des personnes vivant seules. Elles trouvent que ces changements réduisent les réseaux de soutien familiaux traditionnels, laissant de nombreux individus sans un cercle immédiat de proches pour les soutenir.
Cependant, parmi les changements qui marquent la vie de ces personnes, on note surtout une inquiétude quant à l’injonction de la réussite personnelle, la montée de l’individualisme, ainsi que les souffrances générées par ces impératifs. Leurs propos rappellent d’ailleurs que ces trois questions sont liées, puisque la culture de la réussite et de l'individualisme influence la perception de l'échec et de la vulnérabilité. Dans une société où l'autosuffisance est valorisée, admettre des difficultés ou un besoin d'aide peut être perçu comme une faiblesse, conduisant à une stigmatisation et à un manque de recours aux soutiens disponibles. Elles montrent, en plus, que la compétition pour le succès individuel peut exacerber le stress et l'anxiété et que la pression pour réussir repose fortement sur les épaules de chacun et rappellent que le stress associé à l'injonction de la réussite peut avoir des effets délétères sur la santé physique.
Nous arrivons au terme de cette première partie de notre exploration de la manière dont on parle des changements qui se déroulent aujourd’hui dans nos sociétés. Si vous souhaitez voir l’autre face de ce discours, découvrez la deuxième partie. Bye!


