Nos récits

Les récits grâce auxquels nous partageons des informations, des ressentis, des expériences, des émotions, constituent, eux aussi, une ressource essentielle dans le ...

RÉCITS

5/18/20254 min read

Les récits grâce auxquels nous partageons informations, ressentis, expériences ou émotions, constituent eux aussi une ressource essentielle dans le contexte d’aujourd’hui. Je vais vous dire pourquoi, mais avant, je voudrais préciser ce qu’est un récit.

Un récit, c’est une forme de communication qui, à l’échelle collective, nous permet de formuler nos visions, nos interprétations du réel, de transmettre des valeurs, nos savoirs et des expériences collectives. Toutes les sociétés humaines produisent des récits (oraux ou écrits, mythiques ou historiques, imaginaires ou réalistes...) et eux-ci peuvent avoir des fonctions diverses. Par exemple, les cosmogonies et mythes d’origine vont expliquer le monde. Les contes et paraboles viennent transmettre des normes morales. Les légendes, récits fondateurs vont renforcer la cohésion sociale. Les récits funéraires accompagnent les rituels liés à la mort... Il faut aussi savoir que les récits sont toujours enracinés dans une culture particulière. Ils reflètent les croyances, les normes, les peurs, les espoirs et les représentations symboliques propres à un groupe social et sont un miroir de nos cultures. Ils nous permettent de raconter qui nous sommes ou encore d'exprimer nos peurs comme nos rêves.

Néanmoins, les récits sont très souvent instrumentalisés. Certains renforcent des préjugés, nourrissent des divisions ou perpétuent des inégalités, et en temps de crise, des récits erronés ou manipulés peuvent se diffuser rapidement, et causer beaucoup de tort. La peur et l’incertitude créent un terreau favorable à des récits simplificateurs, qui désignent des boucs émissaire ou déforment la réalité. Il n’en demeure pas moins qu’en dehors de cette tendance à laquelle il convient d’être attentif, les récits constituent pour plusieurs raisons une ressource face aux catastrophes que l’on nous annonce et à celles qui sont déjà

Favoriser la compréhension des faits.

Lorsque les récits présentent les faits, ils en proposent une lecture, qui si elle peut être erronée, offre une vision de ceux-ci. Ils permettent d’entrer en résonance avec d’autres mémoires et d’autres peuples. Ils favorisent la compréhension mutuelle. Ils dévoilent les mécanismes de domination, avec lucidité et reflètent la complexité de ces faits. C'est le cas notamment dans les récits que rapporte Véronique Tadjo dans L’ombre d'Imana: voyages jusqu’au bout du Rwanda (2000). Des années après le génocide du Rwanda, Véronique Tadjo donne la parole à ceux qui l'ont vécu. Mais en faisant cela, elle montre que ce n’était pas seulement l’affaire d'un peuple "perdu dans le cœur noir de l'Afrique". Les récits multiples qu’elle rapporte servent à aider à comprendre l’inhumain et à rétablir une parole réparatrice. C’est donc en ce sens que les récits sont une ressource qui peut favoriser la compréhension ainsi que la lucidité permettent de donner une cohérence au chaos, d'expliquer les bouleversements et d’offrir un cadre compréhensible aux individus et aux collectivités.

Un rôle central dans la transmission des valeurs et l’élaboration de nouveaux repères

C’est le cas notamment dans des contextes marqués par des ruptures (colonisation, esclavage, génocide, exil...). En Guadeloupe, par exemple, les récits populaires, oraux (notamment ceux des conteurs) transmettent des valeurs de survie, de dignité, de solidarité, dans un monde hérité de la domination. Ils traduisent la résistance à l’effacement colonial et transmettent des repères adaptés au contexte et aux nouvelles conditions de vie. C’est aussi beaucoup ce qu’a fait Maryse Condé. Avec son roman Ségou (1984) par exemple, elle a revisité l’histoire à travers des récits fictionnels où les personnages (souvent femmes ou marginaux) incarnent des valeurs alternatives aux normes coloniales ou patriarcales. Ainsi, elle construit de nouveaux repères moraux et culturels à partir d’une réinterprétation des récits oubliés, ce qui montre que les récits deviennent ainsi des espaces de transmission critique et de réinvention.

Un lien entre générations, communautés et cultures

Nos récits permettent aux générations de se transmettre des savoirs, des valeurs, des mémoires. Ils assurent une continuité culturelle face aux ruptures historiques ou sociales. Dans les sociétés traditionnelles, les récits oraux – mythes, contes, légendes, récits de vie – transmettent des visions du monde et des savoirs pratiques. Aujourd’hui, les récits familiaux ou communautaires permettent à des jeunes générations de se situer dans une histoire longue (ex. : récits de migration, de résistance, de travail). Par exemple, les récits des anciens dans les communautés rurales ou de la diaspora africaine permettent de transmettre la mémoire d’événements historiques passés sous silence dans les récits dominants (guerres, exils, décolonisation…) Ils nourrissent alors l’imaginaire du futur en s'appuyant sur des héritages partagés.

Levier de transformation

Ils permettent d’imaginer des alternatives pour l’avenir et d’inspirer des changements. Dans un monde marqué par des crises multiples – climatiques, sociales, économiques – ils offrent un espace de réflexion et de construction collective. C’est ce que montre le kenyan Ngũgĩ wa Thiong’o dans un texte comme Decolonising the Mind (1986). Il montre que le récit comme un outil pour décoloniser l’imaginaire et permettre aux peuples de retrouver leur dignité, de penser autrement et donc de transformer leur réalité politique et sociale. D’ailleurs, cet auteur appelle à une révolution narrative, où les récits africains remplaceraient ceux imposés par la colonisation.

Ainsi, nos récits ne sont pas de simples témoignages du passé ou du présent ; ils sont des outils actifs avec lesquels nous façonnons le monde. Ils constituent une ressource essentielle dans le contexte d’aujourd’hui. En effet, si en période de crise, l’incertitude génère souvent chez nous des peurs, nos récits nous permettent de donner une cohérence au chaos, d'expliquer les bouleversements. Ils nous offrent un cadre compréhensible autant à l’échelle individus que collective. Il reste, néanmoins, à voir aujourd’hui quels nouveaux récits émergeront pour expliquer et guider les sociétés dans cette période singulière.