Nos mémoires

Bien plus qu’un simple enregistrement du passé, nos mémoires collectives, sont comme un élément « sous-marin » transmis au-delà des souvenirs, des connaissances, ou des devoirs de mémoire, nous rattachant à nos ancêtres. Elles convoquent...

MÉMOIRES

4/18/20254 min read

Bien plus qu’un simple enregistrement du passé, nos mémoires collectives, sont comme un élément « sous-marin » (1) qui se transmet au-delà des souvenirs, des connaissances, ou des devoirs de mémoire, nous rattachant à nos ancêtres. Elles convoquent dans le présent un passé qui s'impose dans les esprits ou les comportements de chacun. Elles se retrouvent dans nos manières de parler, de nous soigner, dans nos non-dits, nos échanges ordinaires, nos corps, nos émotions... Présentes à chaque instant, elles nourrissent notre quotidien, structurent nos représentations et influencent nos quotidiens, nos pratiques et liens sociaux

Dans notre monde marqué par des bouleversements, des tensions, on pourrait craindre que certaines d’entre elles ne soient encore plus manipulées, taisant des voix, expériences et ressentis. Ce serait se priver d’une ressource essentielle pour réagir et avancer, cela pour plusieurs raisons.

Elles offrent un cadre pour comprendre le changement

En fait, toutes les sociétés s’appuient sur leur mémoire pour donner du sens aux transformations qu’elles traversent. Face à l’incertitude, elles mobilisent les récits du passé pour structurer le présent et anticiper l’avenir. C’est le cas notamment pour l’histoire des sociétés caribéennes. Le romancier Patrick Chamoiseau rappelle dans Écrire en pays dominé (1997), que la mémoire de l’oppression coloniale permet de comprendre les luttes actuelles et les formes de résistance dans les sociétés caribéennes en transformation. Il propose une mémoire active, tournée vers la créativité. Un autre exemple de la façon dont nos mémoires sont une ressource importante, se trouve dans la manière dont des politiques d’intervention de l’État mis en place durant la Grande Dépression des années 1930 ont servi de référence pour éviter l’effondrement des systèmes économiques durant la crise financière de 2008. Ainsi, la mémoire de ces événements ne sert pas uniquement à commémorer, mais bien à tirer des leçons et à éviter de reproduire les erreurs du passé.

Une influence sur la mobilisation collective

Nos mémoires ne se contentent pas d’expliquer les crises, elles permettent aussi de mobiliser les individus pour y faire face. Les luttes sociales s’inscrivent souvent dans une continuité historique, où les expériences passées viennent nourrir les revendications présentes. C’est là une partie du message de Frantz Fanon, dans Les Damnés de la Terre (1961) tout comme dans Peau noire, masques blancs (1952). Fanon montre que la mémoire coloniale et la mémoire de l’oppression raciale sont des catalyseurs de mobilisation révolutionnaire. Se souvenir des humiliations, des violences et des résistances est ce qui pousse les peuples colonisés à s’organiser pour se libérer. C’est par rapport à cette mémoire que, pour reprendre ses mots « chaque génération doit découvrir sa mission, la remplir ou la trahir»(2). C’est aussi cette mémoire collective comme outil pour mobiliser chacun que l’on perçoit chez Achille Mbembe. Dans Sortir de la grande nuit, Politiques de l’inimitié, essai sur l'Afrique décolonisée (2013), Achille Mbembe, montre que l’Afrique ne pourra avancer que si elle regarde en face sa mémoire blessée (esclavage, colonisation, dictatures). Pour lui, cette mémoire peut devenir une force critique collective face aux nouvelles formes de domination (néocolonialisme, mondialisation). Dans un autre contexte, la mémoire des mouvements des droits civiques aux États-Unis ou de la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud continue d’inspirer des mobilisations contre les discriminations raciales. Ces exemples montrent, globalement, que les sociétés qui entretiennent une mémoire vivante et critique sont mieux armées pour faire face aux bouleversements.

Une source d’innovation

En intégrant les apprentissages du passé, nos mémoires développent une capacité d’adaptation et d’innovation. Paul Ricoeur parle d'une mémoire "juste" (3), qui ne se contente pas de conserver, mais qui permet de penser le futur à partir d’une réflexion critique sur le passé. Ainsi, face aux défis climatiques, certaines personnes redécouvrent des savoirs traditionnels pour gérer les ressources naturelles de manière durable. Des peuples d'Amazonie, par exemple, mobilisent leurs connaissances ancestrales pour préserver les forêts et les écosystèmes, apportant des solutions alternatives à la déforestation et à la perte de biodiversité. Ailleurs, dans le domaine de la santé, la mémoire des pratiques médicales anciennes permet aussi de compléter la médecine moderne. Des recherches récentes ont mis en lumière l’efficacité de certaines médecines traditionnelles dans le traitement de maladies contemporaines, montrant que l’innovation peut aussi venir de la réactivation de savoirs oubliés. La manière dont nous nous souvenons des crises sanitaires, comme la grippe espagnole de 1918 ou la pandémie de COVID-19, influence les politiques publiques et les comportements individuels en matière de prévention et de gestion des crises sanitaires. Ainsi, Face aux transformations profondes de nos sociétés, la mémoire collective joue un rôle central dans l’interprétation des crises et l'arrivée des changements.

Au final, nos mémoires collectives sont donc bien plus qu’un simple héritage du passé : elles sont une ressource précieuse pour comprendre le présent et construire l’avenir. Elles offrent des repères face aux incertitudes, inspirent les luttes sociales et renforcent la résilience des communautés. Elles sont plus une ressource essentielle pour naviguer dans un monde en mutation qu'un simple refuge nostalgique.

Notes

(1)BRATHWAITE E. Kamau, Contradictory omens: cultural diversity and integration in the Caribbean, 1974, éd. Savacou Publications, Mona, Jamaica, p 64. Dans ce texte, pour rendre compte de la convergence des histoires, des expériences dans la Caraïbe, Brathwaite dit « The unity is submarine », 80 p.]

(2) FANON Frantz, Les Damnés de la Terre (1961)

(3) RICOEUR Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli ; éditions du Seuil, coll. Points n° 494; Paris, 2000, p. I